DE LA VISIBILITE A LA CREATION DE VALEUR: COMMENT L'EBILLING JURIDIQUE ET L'IA REDEFINISSENT LA GESTION DES DEPENSES JURIDIQUES


Pendant longtemps, la gestion des dépenses juridiques s’est limitée à un suivi budgétaire sommaire, souvent perçu comme une simple contrainte comptable. Aujourd’hui, cette approche ne suffit plus. Sous la pression croissante de la performance, les directions juridiques sont appelées à se doter de véritables outils de pilotage, capables non seulement d’assurer la maîtrise des coûts, mais aussi de démontrer la valeur créée par chaque euro dépensé.


Dans ce mouvement, l’e-billing et l’intelligence artificielle (IA) jouent un rôle déterminant. Ces deux leviers, encore trop souvent perçus comme des innovations technologiques, constituent en réalité les piliers d’une transformation culturelle plus profonde : celle d’un pilotage juridique fondé sur la donnée, la transparence et la performance mesurable.


1. L’e-billing : une révolution silencieuse de la transparence


Dans la plupart des entreprises, les dépenses juridiques restent éclatées entre de multiples lignes budgétaires et acteurs internes. L’e-billing (ou facturation électronique des honoraires d’avocats) répond précisément à ce déficit de visibilité.


En standardisant les formats de facturation et en intégrant les conventions d’honoraires dans un système centralisé, il permet de structurer des masses de données auparavant dispersées. Ces informations – heures facturées, natures d’activités, niveaux d’intervention, délais de traitement – deviennent alors exploitables pour nourrir une véritable lecture stratégique des dépenses.


Les travaux du Corporate Legal Operations Consortium (CLOC), du Buying Legal Council et de Cost Legalis convergent sur ce point : les directions juridiques qui ont mis en place un système d’e-billing constatent non seulement une réduction mesurable des coûts externes, mais aussi une amélioration significative de la collaboration avec leurs cabinets d’avocats. La donnée partagée devient un langage commun, propice à un dialogue plus rationnel sur la valeur, la qualité et la performance.


2. La donnée comme fondement du pilotage


L’e-billing ne se limite pas à la dématérialisation d’un processus : il crée une infrastructure de données. Cette infrastructure change la nature même du pilotage juridique.

Plutôt que de suivre les dépenses de manière rétrospective, les directions juridiques peuvent désormais anticiper, simuler et ajuster leurs choix. Les analyses de données permettent d’identifier les dérives budgétaires, de repérer les pratiques les plus efficientes et d’objectiver les décisions.


Comme le souligne le Thomson Reuters Institute dans son rapport 2024 sur la transformation de la fonction juridique, « la donnée devient le point d’ancrage du dialogue entre les départements juridiques et la direction financière. »

En d’autres termes, la fonction juridique quitte le registre de la justification pour entrer dans celui du pilotage.


3. L’intelligence artificielle : du contrôle à la prédiction


Sur cette base de données fiabilisées, l’intelligence artificielle ouvre une nouvelle étape : celle de la compréhension prédictive.

Les algorithmes d’IA peuvent analyser des milliers de factures en quelques secondes, détecter les incohérences, repérer les écarts par rapport aux politiques internes, ou encore estimer le coût probable d’un dossier en fonction de ses caractéristiques.


Mais l’intérêt de l’IA dépasse la simple automatisation du contrôle. Elle permet de projeter l’avenir : prévoir les besoins budgétaires d’une année à l’autre, identifier les domaines où une résolution amiable serait plus avantageuse qu’un contentieux, ou encore modéliser les conséquences financières de certaines stratégies juridiques.

Selon le rapport Lexology – Driving Value With Data (janvier 2025), les directions juridiques les plus avancées associent désormais IA et e-billing pour construire un modèle de gestion “value-based” : un modèle où la dépense n’est plus évaluée isolément, mais à l’aune de la valeur qu’elle crée pour l’entreprise – réduction des risques, accélération des projets, amélioration de la qualité contractuelle, etc.


4. De la maîtrise des coûts à la démonstration de valeur


Cette évolution transforme profondément la posture de la fonction juridique.

Grâce à l’e-billing et à l’analytique, les directions juridiques ne se contentent plus de dire combien elles dépensent : elles peuvent expliquer pourquoi elles dépensent, comment ces dépenses se traduisent en valeur ajoutée, et où se situent les marges d’amélioration.


Ce changement de paradigme est loin d’être anecdotique. Il permet à la fonction juridique de se repositionner comme un acteur stratégique au même titre que la finance, les achats ou les opérations. En objectivant ses performances, elle devient partie prenante du pilotage global de l’entreprise.


5. Vers un modèle de gouvernance intégrée


Mettre en œuvre cette transformation ne se résume pas à déployer un logiciel d’e-billing. C’est un projet de gouvernance, qui suppose une collaboration étroite entre le juridique, la finance, les achats et les systèmes d’information.

L’enjeu est d’instaurer une culture de la donnée partagée, où chaque acteur contribue à la qualité de l’information. Les cabinets d’avocats eux-mêmes deviennent partenaires de cette dynamique, car la richesse des analyses repose sur la rigueur des données qu’ils transmettent.

À terme, c’est tout un écosystème qui se redessine : plus transparent, plus prévisible, et plus orienté vers la création de valeur.


Conclusion : le juridique à l’ère du pilotage éclairé


L’e-billing et l’intelligence artificielle ne transforment pas seulement la manière dont les directions juridiques gèrent leurs budgets ; ils transforment la manière dont elles pensent leur rôle.

La donnée devient à la fois miroir et moteur : miroir, parce qu’elle révèle les réalités souvent invisibles du fonctionnement juridique ; moteur, parce qu’elle alimente la prise de décision, la performance et la reconnaissance stratégique du département.

Ce que les chiffres permettent enfin, c’est de faire du juridique un centre de valeur mesurable – non plus un poste de coût subi, mais une fonction capable de prouver, chiffres à l’appui, son apport concret à la performance globale de l’entreprise.

En définitive, la révolution du pilotage juridique n’est pas technologique : elle est culturelle.

Et sa clé n’est pas dans la donnée elle-même, mais dans la capacité à en faire un instrument de dialogue, de décision et de valeur.


Denis SAURET

30 octobre 2025