
TROP PEU, TROP TARD ?
Pourquoi les directions juridiques doivent reprendre le contrôle de la gestion des services juridiques et du pricing
Une analyse approfondie des pratiques actuelles en matière de gestion des services juridiques, de legal project management, de couverture multinationale et de modèles de tarification met en évidence un constat sans équivoque : la majorité des directions juridiques ne tirent pas parti des données disponibles pour structurer leur relation avec les cabinets d’avocats.
Par conséquent, elles sont incapables de définir clairement la proposition de valeur attendue de leurs conseils externes, ni de garantir une visibilité budgétaire sur les coûts juridiques à trois ans.
Un déficit structurel d’analyse et de pilotage
Fin 2017, deux entreprises – l’une basée au Canada, l’autre au Royaume-Uni – ont mandaté Catalyst Consulting pour analyser les pratiques historiques de recours à leurs cabinets afin de préparer une nouvelle stratégie de collaboration avec leurs partenaires juridiques.
L’étude a porté sur 195 cabinets issus de leurs bases de données, et a donné lieu à 33 entretiens qualitatifs approfondis menés au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Premier constat : les directions juridiques à forte empreinte géographique, souvent décentralisées, conduisent très rarement des évaluations structurées de leurs cabinets principaux.
Les indicateurs de performance sont inexistants ou anecdotiques. Certes, les General Counsel rencontrent leurs cabinets une fois par an pour évoquer dossiers, tendances et budgets. Mais la corrélation entre performance du cabinet et montant des honoraires reste quasi nulle. La relation interpersonnelle avec les associés clés demeure le principal levier de collaboration.
La couverture géographique comme levier stratégique… encore sous-exploité
Deuxième constat : les entreprises cherchent à rationaliser leur portefeuille de cabinets tout en maintenant une capacité de couverture internationale, notamment sur des marchés stratégiques comme l’Inde, la Chine, le Brésil, ou encore le Texas et la Louisiane pour le secteur de l’énergie.
Les grands cabinets mondiaux ont effectivement investi dans leurs implantations locales. Néanmoins, très peu ont mis en place de véritables standards transversaux de qualité, de méthode et de prévisibilité budgétaire. Il subsiste donc une marge significative d’amélioration dans la structuration de l’offre.
L’absence de culture du budget et du pilotage de mission
Troisième constat : la gestion budgétaire par dossier est encore embryonnaire.
Lorsqu’il a été demandé aux cabinets de fournir leurs meilleurs exemples de matter plans et de budgets – qu’il s’agisse de contentieux ou de transactions –, les livrables étaient d’une qualité très hétérogène. Rares sont ceux intégrant une structuration par phase et par tâche, des hypothèses de travail claires, une évaluation probabilisée par phase, ou encore une répartition du temps par profil d’intervenant.
Or, le recours à une gestion de projet rigoureuse est un prérequis indispensable à toute démarche de facturation alternative. Il devient donc urgent de former les juristes internes à la définition du périmètre, au chiffrage et à la planification financière des dossiers.
Tarification : des pratiques figées et peu incitatives
Quatrième constat : la culture de la tarification horaire reste ultra-dominante.
Même lorsque des plafonds ou des forfaits sont instaurés pour certaines typologies de dossiers, plus de 85 % des prestations juridiques restent facturées à l’heure.
Sans plafond pré-négocié, les cabinets n’ont aucun intérêt à maîtriser le périmètre. La majorité des entreprises ne disposent ni d’un historique consolidé ni de capacités analytiques suffisantes pour décomposer leurs dépenses, les benchmarker ou les projeter sur plusieurs années et plusieurs juridictions.
Cela conduit mécaniquement à un recours par défaut aux tarifs horaires standards, assortis de remises de volume, sans réel levier de performance.
Des modèles émergents plus matures et structurés
Enfin, certains cas d’usage laissent entrevoir des pistes concrètes d’évolution.
L’un des clients a pu établir un cahier des charges complet pour trois années de gestion de portefeuille brevets (dépôts + contentieux) sur six juridictions. Résultat : quatre cabinets ont proposé des forfaits "tout compris" incluant honoraires, débours, frais de dépôts et honoraires de correspondants locaux.
D’autres entreprises ont introduit une approche plus stratégique en fléchant 15 % des honoraires forfaitaires vers des axes d’innovation, de performance et d’investissement technologique. Dans un contexte d’augmentation annuelle moyenne de 4 % des tarifs dans les grands centres urbains, concentrer le volume sur quelques cabinets bien choisis permet un retour sur investissement bien supérieur.
Recommandation stratégique
Les directions juridiques ne peuvent plus se contenter d’approches tactiques ou d’ajustements à la marge.
Elles doivent agir de manière résolue sur quatre axes :
• Structuration des données et des historiques de dépenses, en développant des outils d’analyse consolidée et de pilotage multicritères.
• Évaluation systématique de la performance des cabinets, au-delà des relations interpersonnelles.
• Professionnalisation de la gestion de projet juridique, en développant les compétences internes sur les logiques de scoping, de planification et de budgétisation.
• Gouvernance stratégique des panels, intégrant couverture, innovation, maîtrise des coûts et pilotage des engagements.
Ne rien faire, ou agir trop tard, revient à institutionnaliser la médiocrité.
La création de valeur passe par une maîtrise renforcée des leviers de performance juridique.
Il est encore temps pour les directions juridiques de reprendre la main.
Denis SAURET - 08 juillet 2025